Routes mortelles

Après dix années consécutives de baisse, Israël connaît une recrudescence des accidents de voiture. A qui la faute ? Les principaux acteurs de la sécurité routière se renvoient la balle

Collision entre deux véhicules (photo credit: DR)
Collision entre deux véhicules
(photo credit: DR)
Un jour de novembre 2015, Bracha Koren, professeure d’anglais, quitte son travail et prend la route pour parcourir les quelques kilomètres qui la séparent de son domicile à Netivot. Alors qu’elle arrive à hauteur de la célèbre tombe de Rabbi Israël Abouhatsera – plus connu sous le nom de Baba Sale – à l’entrée ouest de la ville, un véhicule qui roule en sens inverse entreprend de doubler un camion. Dans sa manœuvre, il heurte de plein fouet la voiture de Bracha. Si le chauffard et ses deux fils n’ont pas été blessés, la jeune femme a failli y perdre la vie.
« Les médecins n’étaient pas optimistes quant à mes chances de survie. J’avais le sternum et des côtes cassées, mes poumons et mon foie étaient touchés. Tout mon système vital me lâchait. Je suis restée dans le coma pendant un mois et demi », raconte Bracha, particulièrement émue en se remémorant la douloureuse période qui a suivi son accident. Elle a finalement déjoué les pronostics et s’est réveillée de son coma, mais son combat ne faisait que commencer. Par la suite, elle a subi une série d’opérations suivies d’une longue rééducation et de différents traitements. Elle souffrait en outre de troubles cognitifs qui ont entraîné des pertes de mémoire au niveau de ses connaissances en anglais notamment, sur lesquelles son métier reposait. Elle se déplace aujourd’hui grâce à un déambulateur et espère plus que tout pouvoir un jour s’en séparer.
« Je dors très difficilement à cause de l’anxiété et des douleurs physiques. L’accident a terriblement affecté ma qualité de vie. J’avais toujours été une personne très calme, et aujourd’hui, je suis un paquet de nerfs », raconte encore la jeune femme. Elle se considère malgré tout comme chanceuse, d’autant qu’il y a treize ans, son père a été tué dans un accident de la route non loin de l’endroit où elle a été percutée. Ce dernier a été heurté par une voiture qui venait de griller un feu rouge. Le père de Bracha est ainsi allé grossir le nombre des victimes de la route, qui a récemment connu un pic inquiétant.
Un étonnant paradoxe
Entre 2002 et 2012, Israël a connu une baisse de 47 % du nombre de morts dus aux accidents de la route : de 548 victimes en 2002, le pays est passé à 290 en 2012. Mais depuis, les statistiques se sont inversées, et les chiffres ont de nouveau augmenté de façon drastique. En 2015, 356 morts ont été recensés, et 371 l’année dernière. Cette hausse de 28 % en quatre ans a été un coup d’autant plus dur que l’actuel ministre des Transports s’était fixé comme objectif de faire baisser les chiffres de 5 % par an. En 2017, du 1er janvier au 28 mars dernier, 76 personnes sont mortes sur les routes, contre 73 pour la même période de l’an dernier.
Force est de constater que l’augmentation du taux d’accidents de la route constitue un paradoxe aussi inattendu que déroutant, alors que les conditions de sécurité pour les conducteurs se sont considérablement améliorées au cours des dernières années. Les dispositifs de sécurité dans les voitures sont de plus en plus perfectionnés (tel le célèbre système de signalisation Mobileye), la qualité des routes augmente constamment grâce à d’ambitieux projets d’infrastructures, et le système d’urgences médicales du pays est parmi les plus performants au monde.
Dans ces conditions, comment expliquer ce dramatique retour en arrière ? Nul besoin de consulter les statistiques ou les différentes études pour savoir si les Israéliens sont des chauffeurs prudents ou non. Une demi-heure passée à conduire suffit à dissiper tous les doutes. Doublage par la droite, ignorance de l’existence du clignotant, non-respect des distances de sécurité et conduite en zigzags sont autant d’habitudes qui font ressembler les routes du pays à un véritable circuit de course automobile. Impossible non plus de respecter les limites de vitesse sans subir des regards accusateurs, ou d’être brusquement doublé sur les deux côtés. C’est bien simple : si un jour un conducteur ralentit pour vous laisser la priorité, c’est certainement le signe que les temps messianiques sont arrivés. Autant de lubies qui pourraient prêter à sourire, si elles n’étaient à l’origine d’accidents mortels.
Mais où est la police ?
Cependant, et contre toute attente, les experts chargés d’analyser les possibles causes des accidents de la circulation, n’attribuent pas leur augmentation aux mauvaises habitudes de conduite des Israéliens. En revanche, ils sont tous unanimes pour pointer du doigt le même facteur : la diminution de la présence policière sur les routes.
La plupart des habitants du pays connaissent le nom et le visage de Shmouel Aboav, qui intervient à la radio et à la télévision pour promouvoir les campagnes d’Or Yarok (Feu vert), l’association israélienne pour la sécurité routière, créée en 1997. Lui aussi blâme le gouvernement pour avoir réduit le nombre de patrouilles policières chargées de veiller au bon respect de la loi.
« Alors que pendant dix ans, nous avons vu les fruits de nos efforts, ces cinq dernières années nous avons échoué. Des améliorations ont été constatées dans tous les domaines, qu’il s’agisse des routes, des équipements automobiles ou des traitements médicaux, mais le respect du code de la route s’est détérioré », regrette Shmouel Aboav. « Il y a cinq ans, il y avait sur le terrain 300 unités de police mobile, qui ont été réduites à 100. On comptait également plus de 400 policiers de la route, mais aujourd’hui ils ne sont plus que 300. Le budget de la police routière, quant à lui, est passé de 100 à 30 millions de shekels annuels », continue-t-il. Il souligne en outre que 300 caméras devaient être installées au niveau des zones les plus dangereuses mais qu’au final, seulement une centaine ont été mises en place. « Toutes ces raisons font que le public ne ressent plus aucune présence policière sur les routes. Les gens se disent qu’ils peuvent dépasser les limites de vitesse ou envoyer des SMS en toute impunité », dit Shmouel Aboav, tout en blâmant Israël Katz et le ministère des Transports dans son entier. « Pendant des années, le ministère s’est investi dans des projets importants, tels que le développement de nouvelles routes et d’échangeurs dont nous avons pu observer les impressionnants bénéfices à travers tout le pays. A cette même période, l’Autorité pour la sécurité routière était supposée investir 400 millions de shekels par an pour la rénovation des « routes rouges », les plus dangereuses du pays. Cependant, il s’avère que seulement la moitié de cette somme a été affectée à cette tâche. C’est d’autant plus regrettable que les études conduites par le ministère montrent que dans les zones dangereuses ayant été rénovées, le nombre d’accident a diminué de 50 %. »
Selon Shmouel Aboav, l’ajout de 300 patrouilles et l’entraînement de leurs recrues, ainsi que la mise en place de 200 caméras supplémentaires nécessiteraient un budget de 80 millions de shekels. Une dépense raisonnable quand on sait que le coût total représenté chaque année par les accidents dans le pays dépasse les 15 milliards. « Ce n’est pas seulement un devoir moral, cela permettrait aussi de faire des économies considérables ».
Rejet de responsabilités
Récemment, le ministère des Transports et de la Sécurité routière a émis un communiqué qui sonnait comme une tentative de rejeter toute responsabilité dans la recrudescence des accidents de la circulation. « Le ministère travaille sans relâche pour lutter contre les accidents de la route, mais il doit aussi être rappelé que l’application des consignes de sécurité est sous la responsabilité de la police et du ministère de la Sécurité publique », disait le communiqué.
Giora Rom, directeur de l’Autorité nationale de la sécurité routière, se range du côté de Shmouel Aboav pour pointer du doigt la réduction des effectifs de police, tout en soulignant par ailleurs qu’il y a aujourd’hui plus de routes et plus d’automobilistes. « Le nombre d’accidents est proportionnel aux kilomètres de route qui parcourent le pays, kilomètres qui augmentent de 2 % chaque année », explique-t-il.
L’Autorité, qui travaille sous la supervision directe du ministre Katz, développe actuellement des programmes à long terme concernant trois groupes précis, identifiés comme étant impliqués dans un fort taux d’accidents : les conducteurs arabes, les piétons et les bus, indique Giora Rom. « Les Arabes constituent 20 % de la population, mais ils sont impliqués dans 33 % des accidents mortels. D’autre part, 30 % des victimes sont des piétons, ce qui est plus élevé que dans la plupart des pays européens par exemple. Quant aux camions et aux bus, qui représentent moins de 10 % des véhicules sur les routes, ils sont responsables d’environ 20 % des accidents », dit-il.
Pour tenter de renverser la tendance, Giora Rom affirme la nécessité d’une solide collaboration entre le gouvernement et les organes civils, mais admet que cela prendra du temps. « Il s’agit de générer des changements au niveau sociologique, c’est un processus éducatif », dit-il, tout en insistant sur le fait que ces efforts donneront des résultats seulement s’ils sont combinés avec une surveillance plus rigoureuse des conducteurs. « Je sais que la police et le ministère de la Sécurité publique font certains efforts pour que les choses changent, mais il faudrait tout de même leur demander comment ils ont été capables de réduire le nombre de patrouilles policières alors qu’ils constataient que le nombre de morts augmentait ».
Aucun représentant de la police ou du ministère de la Sécurité publique dirigé n’a souhaité s’exprimer sur le sujet, mais la police a tout de même déclaré regretter les réductions budgétaires, qui « ont provoqué une situation absurde dans laquelle la densité du trafic routier est inversement proportionnelle à son budget. » En d’autres termes, plus le nombre de voitures a augmenté et plus les routes se sont multipliées, et plus le budget a été coupé.
Toujours selon la police, en 2016 le budget a été augmenté de 30 millions de shekels, suite à un accord passé entre le ministère de la Sécurité publique et le ministère des Finances, tandis que d’autres fonds provenant du budget interne de la police ont été alloués au renforcement des effectifs policiers affectés à la circulation. « Ces fonds permettront à la police de faire face aux défis qu’elle rencontre, grâce à la création de 200 postes, et l’achat de 126 voitures de patrouilles supplémentaires. Doron Yedid, chef de la division de la police de circulation, s’est par ailleurs engagé à augmenter les amendes pour infraction, dans l’espoir que cette mesure sera assez dissuasive pour inciter les Israéliens à modifier leurs habitudes.
Lors d’une conférence organisée par Or Yarok fin mars, Guilad Erdan a en outre fait part de la prochaine création d’une nouvelle unité de police de la circulation composée de 22 officiers et de cinq véhicules, qui se consacrera à la surveillance des camions et des bus. Cette unité aura la particularité d’envoyer des agents infiltrés qui seront chargés de faire des rapports sur le comportement des chauffeurs de bus. Selon lui, des efforts sont en cours pour doubler le nombre de patrouilles, qui ont déjà augmenté depuis l’année dernière. « La police de la circulation effectue un recrutement historique de centaines de policiers, qui permettront de renforcer la mise en application des règles de conduite sur la route », a affirmé Erdan. Et d’indiquer une augmentation de 134 % d’arrestations relatives à la circulation, ainsi qu’une hausse de 64 % de voitures mises à l’arrêt pour cause d’infractions. « Nous ferons preuve de tolérance zéro face aux récidivistes », a assuré le ministre.
Concurrence déplacée
A entendre les organes et les officiels chargés de la sécurité routière, la baisse des accidents de la route pendant une décennie aurait débouché sur le sentiment que les patrouilles de police étaient moins nécessaires en raison de l’amélioration des routes et de la technologie. Il aura donc fallu cinq années noires sur les routes du pays pour que les autorités réalisent que ce chemin n’était pas le bon. Malheureusement, il semble que les efforts pour aboutir à un plan cohérent de reprise en main de la sécurité routière aient été ralentis par la concurrence qui règne entre les différents organes, notamment entre le ministère des Transports et de la Sécurité routière et Or Yarok. Israël Katz a ainsi annulé l’apparition qu’il devait faire à la conférence d’Or Yarok, et publié un communiqué dans lequel il affirmait que l’organisation mettait tout en œuvre pour saper l’autorité du ministère, en « utilisant des fausses données et en ignorant totalement les faits ». Le ministre en a même rajouté sur les ondes de la radio de l’armée, affirmant qu’« Or Yarok était devenue une entité politique, dont le rôle était d’attaquer le gouvernement en général, et le ministère des Transports en particulier ». Giora Rom, de son côté, se dit satisfait de collaborer avec Or Yarok, même s’il ajoute que leurs analyses des causes de la recrudescence des accidents diffèrent.
Malgré tout, il s’avère que ceux qui ont le dernier mot sur la route sont les conducteurs, car c’est de leur comportement que dépendra le succès des mesures prises. Et malheureusement, nombre d’entre eux démontrent que dès qu’ils en ont l’opportunité, ils reprennent leurs mauvaises habitudes. Cela dit, le comportement des Israéliens sur les routes est-il vraiment différent de celui des conducteurs des autres pays ? Shmouel Aboav pense que ce n’est pas le cas. « Je ne crois pas qu’ils soient plus imprudents en Israël. Ils ne sont pas les seuls à devoir être mis en cause », dit-il. « Ceux qui sont au volant ici sont faits du même bois que ceux qui conduisent en France ou en Grande-Bretagne. Les êtres humains font des erreurs, c’est dans leur nature. Et des erreurs comme parler au téléphone ou envoyer un SMS pendant qu’on est au volant ne devraient pas être punies de mort, c’est bien trop cruel. Nous devons plutôt nous demander quelle doit être la responsabilité du gouvernement vis-à-vis de ses citoyens », poursuit Shmouel Aboav. « Les voitures équipées de technologie de prévention sauvent des vies, les contrôles de police sauvent des vies. Il incombe de créer un environnement capable de prévenir le danger venant des conducteurs imprudents. »
Si Giora Rom hésite à désigner les conducteurs israéliens comme plus mauvais que les autres, il reconnaît toutefois que le comportement de certains d’entre eux constitue un problème majeur. « Changer les habitudes requiert un changement social profond, et cela prend du temps. » Il insiste sur le rôle prépondérant des systèmes d’alarme précoce qu’il qualifie de « véritable bénédiction ». « Je pense que n’importe quel conducteur sensé devrait installer ce genre de dispositif sur son véhicule. C’est aussi notre rôle de les y encourager. Le ministère des Transports et de la Sécurité routière a déjà établi une régulation exigeant des camions qui excèdent un certain poids d’installer de tels systèmes. Il serait bon que cette règle soit étendue à tous les véhicules. »
Que Giora Rom l’admette ou non, les routes israéliennes sont pleines de conducteurs irresponsables. Aucune amélioration d’infrastructure n’aurait pu empêcher l’accident dont Bracha Koren a été victime. Seul son auteur est à blâmer : un chauffard récidiviste qui avait déjà de nombreux incidents routiers à son actif. La jeune femme affirme toutefois ne pas ressentir d’amertume et préfère garder son énergie pour ses batailles quotidiennes, celles de sa rééducation et celles avec sa compagnie d’assurance.
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